La communauté vietnamienne en Amérique du Nord est frappante par sa similitude avec la communauté cubaine à Miami, en Floride. Toutes deux sont composées de membres de l’élite bourgeoise (additionnés, dans le cas des Vietnamiens, des rescapés de l’armée sud-vietnamienne), férocement anti-communistes, qui traînent encore la nostalgie des privilèges de leur classe sociale et rêvent de reprendre les rênes du pouvoir. Tous ces anciens ministres, professeurs, directeurs, ingénieurs, etc..se sont retrouvés dans un nouveau milieu où leur rang social, leurs études supérieures et leur richesse matérielle ou culturelle accumulés au cours d’une vie antérieure n’ont plus aucune valeur et où leur origine ethnique les condamne d’office à une infériorité implicite parmi la population d’accueil.
Mon père, qui possédait des plantations d’hévéas au Vietnam et était millionnaire, n’avait pas pu trouver d’autre emploi que celui de placeur dans un cinéma de Montréal. Il n’était pas le seul dans cette situation. La plupart des hommes de son âge n’avaient pas la formation requise pour occuper des postes de cadres, ni l’énergie nécessaire pour faire des travaux manuels et se retrouvaient donc seuls et oisifs à la maison. Par contre, leurs femmes, plus débrouillardes de par leur condition de femmes, plus adaptables à leur nouvel environnement, découvraient pour la première fois un monde de libertés auxquelles elles n’avaient jamais goûté et se lançaient sur le marché du travail avec d’autant plus de fougue qu’elles reconnaissaient le levier de libéralisation que leur donnait leur nouvelle autonomie économique. La famille traditionnelle est éclatée: le patriarche, déjà humilié quotidiennement dans ses contacts sociaux et professionnels, n’est plus respecté à la maison par sa femme qui souvent gagne un salaire plus élevé mais qui doit toujours assumer la totalité, sinon l'essentiel, des tâches ménagères, ni par ses enfants qui se rendent compte rapidement que leurs parents dépendent d’eux comme interprètes des arcanes de la société occidentale. C’est ainsi que se créent ces traumatismes psychologiques et ces chocs culturels et générationnels, sources de souffrances non exprimées et d’insatisfaction chronique qui sont le lot des familles de réfugiés vietnamiens. La culture asiatique ne reconnaît pas cette branche de la médecine qu’est la psychologie, et encore moins la psychiatrie. Les blessures du cœur restent non dites et non traitées et les cas de déséquilibre mental les plus visibles sont sources de honte et d’embarras.
C’est pour cela que les vieux dinosaures de la communauté vietnamienne, tout comme ceux de la diaspora cubaine de Miami, résistent par tous les moyens à l’intrusion d’une réalité implacable et inévitable. Ils savent au fonds d’eux-mêmes que leur jour de gloire ne reviendra plus jamais. Ils auront beau protester, boycotter et blackbouler, ils vont à contre-courant de la marche inéluctable de l’histoire. Leur haine du régime en place les rend aveugles et sourds à tout progrès ou développement favorable au Vietnam et leur patriotisme intéressé les place paradoxalement du côté des envahisseurs et des tortionnaires du peuple vietnamien, dans la file avec les Français et les Chinois d’antan. Ils vont en groupe manifester devant le Parlement canadien à Ottawa ou protester contre l’arrivée à Montréal de tel ou tel artiste du Vietnam.
Conversation typique avec ma mère, qui fait partie de ce groupe de réactionnaires :
- Pourquoi protestes-tu contre le concert de X?
- Parce que c’est un communiste!
- Mais ce n’est qu’un artiste. Qu’est-ce que tu lui reproches vraiment?
- Il représente le régime Vietcong, ces-sanguinaires-qui-oppriment-le-peuple-en-empêchant-toute-liberté-d’expression!
- Et en quoi est-ce différent de ce que fait ton groupe?
- Tu es partie avant la venue des communistes, tu ne sais pas de quoi ils sont capables.
- Oui mais, en quoi défends-tu la liberté en empêchant X de donner son concert?
Ces parangons de liberté étendent leur mainmise sur la diaspora vietnamienne, dans tous les domaines : les commerçants et les artistes soupçonnés d’être favorables au régime communiste sont boycottés, les citoyens suspects sont ostracisés (voire décapités, dans un cas célèbre, durant les années 70) et les journaux et revues communautaires sont remplis de propagande et de mésinformation.
Et pourtant, les émigrés vietnamiens retournent au pays par milliers. Ils préparent leurs voyages en cachette pour ne pas être accusés d'aider l’économie d’un régime haï, mais tout le monde le sait, puisque tout le monde le fait: les Vietnamiens ne peuvent vivre loin de leur terre natale. Certains retraités y retournent chaque année pour échapper aux rigueurs de l’hiver, bon nombre d'octogénaires achetant avec leurs précieuses devises étrangères l'illusion d'une virilité et d'un prestige longtemps déniés auprès de jeunes femmes en quête de dollars ou d’une voie de sortie. D’autres expatriés, plus jeunes, sont attirés comme des phalènes par un marché avide d’investissements et des politiques économiques permissives. Le Gouvernement vietnamien accueille à bras ouverts ces fils prodigues dont le retour renverse l’exode des cerveaux de l’avant-guerre, mais comme dans tout pays du tiers monde où les lois les plus libérales sont adoptées sans être pour autant appliquées, ces nouveaux entrepreneurs n’ont aucune protection effective et nombreux sont ceux qui, navigant sans boussole sur les eaux troubles de la corruption bureaucratique vietnamienne, se retrouvent détroussés, sans recours, pour n’avoir su choisir les bons pirates à soudoyer.
Le Vietnam a un bel avenir devant lui, malgré tout. Malgré les tonnes de bombes non explosées qui sont demeurées enfouies dans son sol, malgré la dioxine qui perdure encore dans les eaux, dans le vent, dans les arbres et dans le sang des hommes et des animaux, malgré l’incompétence, la corruption et l’incurie des vieux vétérans de l'armée de l'Oncle Ho qui s’agrippent encore farouchement à leur mandat du ciel, malgré un régime politique désuet qui freine le développement national pour des principes socialisants devenus sans objet, mais dont on ne peut se débarrasser, comme un morceau de papier toilette resté collé à la semelle du pays.
De temps en temps, je pense à mon pays d'origine, mais de moins en moins souvent. Je pense à ce petit pays de rien du tout qui s’est attiré les foudres d’une super-puissance située à l’autre bout de la terre et qui a reçu, en punition d’une faute inexistante qu’il a fallu inventer de toutes pièces, des milliers et des milliers de tonnes de bombes et de matières pathogènes. Je pense à ces millions de vies anonymes, victimes arbitraires de massacre, de torture, de prison, d'exécution sommaire, parfois sous les yeux des membres de leurs familles. Je pense à cette avalanche de souffrances inexplicables déversées depuis des centaines d’années sur ce peuple. Je pense à tous ces crimes commis avant, pendant et après le départ des derniers soldats étrangers sur une longue liste d'envahisseurs, crimes qui resteront à jamais impunis. J’y pense et je me dis : What the fuck? Comment ça marche déjà, ce bidule de karma?
No comments:
Post a Comment