Tuesday, November 15, 2005

Paris brûle t-il?

L’autre jour, en arrivant un peu à l’avance à mon cours d’espagnol, je suis tombée sur une discussion entre la prof et une des étudiantes sur les émeutes en France. La prof est espagnole et l’étudiante allemande. Elles condamnaient toutes deux les émeutiers, bien sûr. La prof était particulièrement dure à leur égard : Pourquoi sont-ils venus en France s’ils ne veulent pas s’intégrer? S’ils veulent préserver leur culture musulmane, ils n’ont qu’à rester chez eux. Comme je les écoutais en silence, la prof s’est tournée vers moi : «What do you think?» a-t-elle demandé.

Je ne prétends pas connaître tous les arcanes de la situation des banlieues en France, ni toutes les subtilités de la politique intérieure française. Je ne peux que parler en tant qu’immigrante, ethnie, éternelle minoritaire. Parce que la prof et l’étudiante sont blanches, elles ne peuvent comprendre le vécu des non-blancs qu’au niveau intellectuel, et jamais au niveau des tripes. J’ai essayé de leur décrire l’humiliation et l’oppression constantes qui pèsent comme une chape de plomb, 24 heures sur 24, sept jours par semaine, 365 jour par an, sur tout individu appartenant à une minorité ethnique, surtout si sa peau est plus foncée que celle de la majorité. Il se fait arrêter à tous les coins de rue; il doit montrer ses papiers à tous ceux qui les lui demandent; il doit ouvrir ses sacs, ses valises, se faire fouiller et interroger à tout bout de champ; quel que soit son âge, il se fait tutoyer par le moindre planton à tous les guichets; dans les magasins, où il est servi en dernier, il est surveillé de près par les vendeuses et se fait réprimander s’il touche à quoi que ce soit; il se fait prendre dans toutes les rafles et considéré d’office comme coupable, etc. Peu importe sa nationalité, son lieu de naissance, le nombre d’années vécues dans le pays, il sera toujours le bougnoule, le chinetoque, le youpin, le paki. J’ai des amis français que je connais depuis presque 40 ans; quand je vais chez eux, je suis toujours présentée comme «notre amie Machin, la petite Vietnamienne», alors que les Blancs auxquels je suis présentée sont simplement Jean Dupont, Marie Dubois, jamais «notre ami TrucChose, le petit Français».

Si vous n’avez jamais connu d’autre pays que celui où vous êtes né et où vous avez vécu toute votre vie, mais où l’on vous fait sentir tous les jours que vous n’êtes pas accepté sur le même pied d’égalité que vos compatriotes et que vous ne le serez jamais, n’y a-t-il pas lieu de désespérer? Surtout si vous avez 20 ans et que vous réalisez que votre horizon est bouché et qu’il n’y aura aucune alternative à ce scénario de médiocrité et d’infériorité qui constituera votre lot pour le reste de votre vie.

Pourquoi venir en France si vous n’y êtes pas bien accueilli, demande la prof d’espagnol. Parce que vos parents y sont venus poussés par la misère et le chômage dans leur pays, et que la France (et toute l’Europe d’ailleurs) n’a rien fait pour les en dissuader, ayant besoin de main d’œuvre bon marché. La politique d’intégration de la France repose sur des sentiments de culpabilité post-coloniale et de bonnes intentions idéologiques, elle est sciemment aveugle aux différences raciales, ethniques, religieuses, et constitue donc un catalyseur de bombes à retardement socio-politiques, puisque la population française plus conservatrice n’a pas suivi. J’ai vécu une dizaine d’années en Europe et une vingtaine d’année en Amérique du Nord. Je sais qu’il est impossible, sinon difficile, pour un immigrant de se fondre dans la société européenne, ou de ressentir simplement un sentiment d’appartenance. En Europe, on a l’impression que toute l’histoire du pays est déjà écrite par la race majoritaire, et qu’elle s’est arrêtée à la fin de la deuxième guerre mondiale. Le dossier est clos. Tout apport immigrant ne sera qu’un post-scriptum, ou une note dans la marge. Alors qu’aux États-Unis ou au Canada, les immigrants peuvent mettre la main à la pâte et contribuer directement à bâtir une société commune avec leurs compatriotes d’adoption. Bien sûr, je me fais encore constamment demander ma «vraie» nationalité et je sais que je ne serai jamais considérée par les «pures laines» comme une Québécoise à part entière. Mais je peux imaginer qu’un jour, un Nguyen ou un Ben Talloum sera Premier Ministre du Canada. Tout est théoriquement envisageable. Ce qui est impensable en Europe.

Je ne sais pas si le mouvement de révolte se répandra en Europe ou sur d’autres continents. Ce que je peux prédire, c’est que chaque fois qu’une minorité ethnique, religieuse, sociale ou autre est opprimée de génération en génération, sans espoir et sans recours, il arrivera inévitablement un moment où la coupe débordera, où le dos du chameau se cassera, où la poudrière explosera. Cette fois-ci, c’est les beurs en France, demain ce sera peut-être les paysans chinois dont les terres ont été saisies par le gouvernement pour faire place à des usines, des gratte-ciel ou des barrages, ou peut-être les musulmans du sud de la Thaïlande qui sont d’origine ethnique malaise et qui rêvent de sécession.

Mise à jour - 17 novembre: Comme suite à mon texte décrivant l'humiliation permanente des non-Blancs dans un pays de Blancs, je reproduis ci-après le récit d'un père qui confirme mon analyse:

L'humiliation ordinaire, par Alain Badiou, , philosophe, professeur émérite à l'Ecole normale supérieure, dramaturge et romancier.
Le Monde - Article paru dans l'édition du 16.11.05

Constamment contrôlés par la police. De tous les griefs mentionnés par les jeunes révoltés du peuple de ce pays, cette omniprésence du contrôle et de l'arrestation dans leur vie ordinaire, ce harcèlement sans trêve, est le plus constant, le plus partagé. Se rend-on vraiment compte de ce que signifie ce grief ? De la dose d'humiliation et de violence qu'il représente?

J'ai un fils adoptif de 16 ans qui est noir. Appelons-le Gérard. Il ne relève pas des "explications" sociologiques et misérabilistes ordinaires. Son histoire se passe à Paris, tout bonnement.

Entre le 31 mars 2004 (Gérard n'avait pas 15 ans) et aujourd'hui, je n'ai pu dénombrer les contrôles dans la rue. Innombrables, il n'y a pas d'autre mot. Les arrestations : Six ! En dix-huit mois... J'appelle "arrestation" qu'on l'emmène menotté au commissariat, qu'on l'insulte, qu'on l'attache à un banc, qu'il reste là des heures, parfois une ou deux journées de garde à vue. Pour rien.

Le pire d'une persécution tient souvent aux détails. Je raconte donc, un peu minutieusement, la toute dernière arrestation. Gérard, accompagné de son ami Kemal (né en France, Français donc, de famille turque), est vers 16 h 30 devant un lycée privé (fréquenté par des jeunes filles). Pendant que Gérard fait assaut de galanterie, Kemal négocie avec un élève d'un autre lycée voisin l'achat d'un vélo. Vingt euros, le vélo, une affaire ! Suspecte, c'est certain. Notons cependant que Kemal a quelques euros, pas beaucoup, parce qu'il travaille : il est aide et marmiton dans une crêperie. Trois "petits jeunes" viennent à leur rencontre. Un d'entre eux, l'air désemparé : "Ce vélo est à moi, un grand l'a emprunté, il y a une heure et demie, et il ne me l'a pas rendu." Aïe ! Le vendeur était, semble-t-il, un "emprunteur". Discussion. Gérard ne voit qu'une solution : rendre le vélo. Bien mal acquis ne profite guère. Kemal s'y résout. Les "petits jeunes" partent avec l'engin.

C'est alors que se range le long du trottoir, tous freins crissants, une voiture de police. Deux de ses occupants bondissent sur Gérard et Kemal, les plaquent à terre, les menottent mains dans le dos, puis les alignent contre le mur. Insultes et menaces : "Enculés ! Connards !" Nos deux héros demandent ce qu'ils ont fait. "Vous savez très bien ! Du reste, tournez-vous – on les met, toujours menottés, face aux passants dans la rue –, que tout le monde voie bien qui vous êtes et ce que vous faites !" Réinvention du pilori médiéval (une demi-heure d'exposition), mais, nouveauté, avant tout jugement, et même toute accusation. Survient le fourgon. "Vous allez voir ce que vous prendrez dans la gueule, quand vous serez tout seuls." "Vous aimez les chiens ?" "Au commissariat, y aura personne pour vous aider."

Les petits jeunes disent : "Ils n'ont rien fait, ils nous ont rendu le vélo." Peu importe, on embarque tout le monde, Gérard, Kemal, les trois "petits jeunes", et le vélo. Serait-ce ce maudit vélo, le coupable ? Disons tout de suite que non, il n'en sera plus jamais question. Du reste, au commissariat, on sépare Gérard et Kemal des trois petits jeunes et du vélo, trois braves petits "blancs" qui sortiront libres dans la foulée. Le Noir et le Turc, c'est une autre affaire. C'est, nous raconteront-ils, le moment le plus "mauvais". Menottés au banc, petits coups dans les tibias chaque fois qu'un policier passe devant eux, insultes, spécialement pour Gérard : "gros porc", "crado"... On les monte et on les descend, ça dure une heure et demie sans qu'ils sachent de quoi ils sont accusés et pourquoi ils sont ainsi devenus du gibier. Finalement, on leur signifie qu'ils sont mis en garde à vue pour une agression en réunion commise il y a quinze jours. Ils sont vraiment dégoûtés, ne sachant de quoi il retourne. Signature de garde à vue, fouille, cellule. Il est 22 heures. A la maison, j'attends mon fils. Téléphone deux heures et demie plus tard : "Votre fils est en garde à vue pour probabilité de violences en réunion." J'adore cette "probabilité". Au passage, un policier moins complice a dit à Gérard : "Mais toi, il me semble que tu n'es dans aucune des affaires, qu'est-ce que tu fais encore là ?" Mystère, en effet.

S'agissant du Noir, mon fils, disons tout de suite qu'il n'a été reconnu par personne. C'est fini pour lui, dit une policière, un peu ennuyée. Tu as nos excuses. D'où venait toute cette histoire ? D'une dénonciation, encore et toujours. Un surveillant du lycée aux demoiselles l'aurait identifié comme celui qui aurait participé aux fameuses violences d'il y a deux semaines. Ce n'était aucunement lui ? Un Noir et un autre Noir, vous savez...

A propos des lycées, des surveillants et des délations : j'indique au passage que lors de la troisième des arrestations de Gérard, tout aussi vaine et brutale que les cinq autres, on a demandé à son lycée la photo et le dossier scolaire de tous les élèves noirs. Vous avez bien lu : les élèves noirs. Et comme le dossier en question était sur le bureau de l'inspecteur, je dois croire que le lycée, devenu succursale de la police, a opéré cette "sélection" intéressante.

On nous téléphone bien après 22 heures de venir récupérer notre fils, il n'a rien fait du tout, on s'excuse. Des excuses ? Qui peut s'en contenter ? Et j'imagine que ceux des "banlieues" n'y ont pas même droit, à de telles excuses. La marque d'infamie qu'on veut ainsi inscrire dans la vie quotidienne de ces gamins, qui peut croire qu'elle reste sans effets, sans effets dévastateurs ? Et s'ils entendent démontrer qu'après tout, puisqu'on les contrôle pour rien, il se pourrait qu'ils fassent savoir, un jour, et "en réunion", qu'on peut les contrôler pour quelque chose, qui leur en voudra ?

On a les émeutes qu'on mérite. Un Etat pour lequel ce qu'il appelle l'ordre public n'est que l'appariement de la protection de la richesse privée et des chiens lâchés sur les enfances ouvrières ou les provenances étrangères est purement et simplement méprisable.

3 comments:

Anonymous said...

Lire les commentaires sur Terre d'accueil à propos de l'article "L'humiliation ordinaire" d'Alain Badiou.

http://www.terredaccueil.be/index.php/topic,503.0.html

Buddhist with an attitude said...

Merci Manu pour le lien.

Anonymous said...

C'est triste a dire, mais il n'y a que l' argent qui efface les differences.
Un gros paquet de tune, et hop voila que tout le monde fait des courbettes.