Saturday, May 06, 2006

Lamentations d'une linguiste

La pancarte disait «Alerte à l'alergie». Quelqu'un leur a signalé qu'il y avait une faute, qu'il fallait 2 «l». Correction faite, c'est devenu «Allerte à l'alergie». Mission accomplie, comme dirait Bush.

Je suis linguiste de profession et ma passion des langues, et surtout du français, atteint parfois le niveau du sacerdoce. J'ai une collection de photos d'affiches, d'étiquettes, d'annonces, de publicités, etc. qui contiennent des fautes d'orthographe ou de grammaire, des jeux de mot, des expressions amusantes, etc... Ayant élu domicile à Montréal, ville bilingue par excellence du Canada, je suis particulièrement gâtée dans mes recherches.

Le Monde de ce matin contient justement un article intitulé «Les fautes d'orthographe deviennent un handicap pour faire carrière» [http://tinyurl.com/pgfsm]. Citons quelques paragraphes particulièrement intéressants.
Commettre des fautes d'orthographe, de syntaxe ou de grammaire n'est plus une erreur innocente dans les entreprises. D'une remarque acerbe ou d'un sourire narquois intercepté lors d'une réunion, la faute peut être pointée par un chef tyrannique ou des rivaux ambitieux, jusqu'à provoquer un malaise, voire un état de blocage, chez le fautif.

"J'ai l'impression que l'ambiance dans les entreprises s'est détériorée au point de faire des fautes orthographiques une arme redoutable de plus en plus utilisée pour déstabiliser les personnes", affirme Bernard Fripiat, auteur en 1999 d'un manuel pratique intitulé Se réconcilier avec l'orthographe (éd. Demos). M. Fripiat, qui exerce en tant que "coach en orthographe", cite le cas de ce PDG polytechnicien qui, après avoir surpris les rires moqueurs de deux de ses directeurs en comité de direction alors qu'il effectuait une présentation au tableau, s'est enfermé dans le plus grand secret avec lui pendant deux jours pour réviser son orthographe.

Les fautes aperçues lors de présentations PowerPoint... ou dans des documents de travail seraient de plus en plus fréquentes. Le plus souvent, il s'agit de fautes d'inattention qu'explique en partie le nombre croissant de notes, mémos, documents de synthèse, présentations et autres courriers électroniques que les salariés sont amenés à rédiger très rapidement, dans des quantités importantes et quotidiennement.

Pressés par le temps, les plus précautionneux s'en remettent à ce qu'ils pensent être une planche de salut : le correcteur orthographique couplé aux logiciels de traitement de texte. Cependant, cette "béquille" ne suffit pas. "Les gens ont l'habitude que leurs erreurs soient corrigées automatiquement par l'ordinateur, mais lorsque la personne écrit le verbe être au futur en tapant, sans le faire exprès, deux fois un "r", le correcteur orthographique ne voit pas "serra". Pour lui, il s'agit du passé simple du verbe serrer", explique Bernard Fripiat.

Or les fautes se révèlent de plus en plus difficiles à assumer. Les sessions de rattrapage en orthographe sont directement réclamées par le salarié ou par son supérieur hiérarchique direct dans le cadre d'une courte formation présentée sous un vocable psychologiquement indolore. "Remise à niveau des techniques usuelles de communication", par exemple. Il s'agit, dans les faits, de corriger les fautes les plus courantes, à commencer par l'accord du participe passé, très souvent ignoré. Mis en exergue par le linguiste et professeur au Collège de France Claude Hagège, ce "relâchement de l'accord" est monnaie courante. Comme dans "la robe qu'elle a mis" au lieu de "la robe qu'elle a mise".

Il faut également compter avec les fautes de conjugaison (le futur étant fréquemment confondu avec le conditionnel) ou l'usage de "un" à la place de "une" ("un espèce de document" pour "une espèce de document"). Sans oublier les fautes liées à des expressions orales désormais écrites (mauvais usage de "dont" ou de "que").

La situation est tout aussi déplorable au Québec. Je reçois tous les jours des blagues, souvent en Powerpoint, bourrées de fautes d'orthographe et de grammaire, que je ne peux m'empêcher de renvoyer à l'expéditeur avec mes corrections. Je sais, c'est mal élevé, et je continue de lutter contre cette réaction instinctive qui révèle davantage ma pédanterie que l'ignorance des auteurs de ces blagues.

Rien ne m'agace davantage que de lire dans les journaux les résultats des dernières études de l'Office de la langue française dénonçant l'abandon du français comme premier choix linguisitique des immigrants, et de constater quotidiennement le même abandon par la population indigène. Je ne viserais pas particulièrement les Québécois, si ce n'est du fait qu'ils ont fait de la langue française leur cheval de bataille dans leur cheminement vers l'indépendance politique. Le gouvernement québécois interdit aux enfants des nouveaux immigrants la possiblité de fréquenter des écoles anglophones, l'excuse étant de les protéger contre l'influence néfaste de l'anglais. Or les Québécois «de-souche-pure-laine-tricotés-serrés» parlent un français qu'on dirait traduit mot pour mot de l'anglais. Exemples: «c'est là pour rester» (it's here to stay), «ajouter l'insulte à l'injure» (adding insult to injury), «entrée des talents» au lieu de «entrée des artistes», etc. Si seulement ils avaient appris l'anglais à l'école, ces francophones unilingues se rendraient compte qu'ils sont en train de parler de l'anglais traduit. Mais ils ne peuvent pas le savoir, puisqu'ils ne l'ont jamais appris!! Même les journaux dits de haut niveau, comme Le Devoir, sont bardés de fautes. Combien de fois n'ai je pas écrit à la rédaction pour souligner tel ou tel emploi fautif. Par exemple, parlant des problèmes d'une politicienne, un journaliste a écrit: «La pauvresse [a fait ceci, cela]», confondant ce terme (qui signifie: mendiante) avec le mot «pauvrette». Quant aux journaux et revues hexagonaux, on n'y compte plus les anglicismes, ou plutôt les mots anglais utilisés à la française, un peu comme le «shakehand» que les Français utilisent quand ils veulent dire «handshake».

Je comprends et je partage les préoccupations du gouvernement québécois. D'après l'Unesco [http://tinyurl.com/hdfgd], sur les quelque 6000 langues parlées dans le monde, près de la moitié pourraient disparaître. En effet, plus de 3000 langues sont aujourd'hui parlées par moins de 10 000 personnes, seuil critique indiquant le début de la fin d'une langue. Mais la disparition des langues n'est pas nouvelle. Au moins 30 000 d'entre elles se seraient déjà éteintes depuis que l'homme parle. Rares sont celles qui, comme le chinois, le grec, l'hébreu ou le sanskrit, ont passé le cap des 2000 ans.

Apparemment, ce qui est nouveau, c'est la vitesse avec laquelle elles meurent. Il y a plusieurs raisons à cela. Les conquêtes coloniales d'abord, qui auraient éliminé à elles seules 15% des langues parlées à l'époque. À quoi il faut ajouter, à partir du XIXe siècle, le développement des États Nations, dont l'unité territoriale s'est consituée en partie autour d'une homogénéité linguistique. Et plus récemment, l'internationalisation des marchés financiers et le développement des communications électroniques ont encore accentué le processus.

L'anglais a pris la place du français comme lingua franca, comme sabir universel. Alors que les anglophones représentent moins de 20% de la population mondiale, 68% des pages web produites en 2002 le sont en anglais. Aujourd'hui, ce pourcentage a sans doute encore augmenté.

Dans l'organisation internationale où je travaille, le coût des services de traduction et d'interprétation sont l'objet constant des plaintes des représentants des États membres. Il y a quelques années, le représentant des États-Unis a proposé que l'on adopte une langue de travail unique, aux fins d'économie. Sa proposition a reçu l'appui du représentant du Sénégal qui a déclaré:« Je suis tout à fait d'accord avec mon collègue et je m'associe totalement à sa proposition: notre organisation ne devrait avoir qu'une seule langue de travail, le français.»

D'après l'Unesco, la situation est d'autant plus préoccupante que lorsqu'une langue a perdu son dernier locuteur, il est extrêmement difficile de la ressusciter. Seule une politique volontariste, comme celle menée au Japon pour sauver l'aïnou (qui ne comptait plus que 8 locuteurs sur l'Île d'Hokkaido à la fin des années 1980), peut y parvenir.

Si les Québécois veulent entreprendre une telle politique, il leur faudrait commencer par une sérieuse introspection et autocritique avant de pouvoir remonter la pente. Moi lah, personnellement lah, si j'étais vous lah lah, je commencerais à apprendre le chinois.


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