Monday, April 04, 2011

De la moralité des guerres

Je reproduis ici un article de John R. MacArthur de la revue Harper's Magazine, publié dans Le Devoir d'aujourd'hui.

La réalité de la guerre
John R. MacArthur

Pour apprécier la violente absurdité de l'intervention occidentale en Libye, il vaut mieux visiter la nouvelle exposition sur l'expressionnisme allemand au Musée d'art moderne de New York (MOMA) que de lire les chroniques d'«experts politiques». Je ne fais pas forcément référence à l'effet surréaliste (que l'on retrouve chez les artistes Kirchner, Nolde et Beckmann) de la présence de Nicolas Sarkozy «à la tête» d'une coalition de «justes» tentant d'abattre le méchant Mouammar Kadhafi qui, il n'y a pas si longtemps, était l'invité d'honneur à l'Élysée. Ni à la bêtise de se mêler d'une guerre civile (les expressionnistes ont été marqués par la révolution et la brutalité des factions à Berlin en 1918-1919) où les adversaires du régime ou leurs ambitions ultimes ne nous sont pas vraiment connues. Et même pas à l'hypocrisie d'un président Obama (l'hypocrisie morale était l'un des grands thèmes des expressionnistes), censé être l'incarnation de l'anti-Bush et qui, à l'instar de son prédécesseur, a choisi de diriger sa propre guerre — mais lui, sans même demander le consentement du Congrès.

Non, je parle plutôt de l'écart grandissant entre l'irréalisme américain et la réalité de la guerre, quelle que soit la motivation politique ou morale de l'ingérence militaire ou «humanitaire». En l'absence d'images des carnages de la guerre en Afghanistan, en Irak et en Libye — résultat soit d'une censure officielle, soit d'une autocensure de la part de médias timides et sensibles aux souhaits du gouvernement —, le grand public américain n'a plus la capacité d'établir une relation entre les actions militaires et leurs conséquences, du moins pas suffisamment pour se soucier des conséquences des millions de bombes, balles, et missiles largués sur des cibles distantes occupées par des étrangers inconnus. Aujourd'hui, alors que seulement 0,5 % de la population américaine fait son service militaire (par rapport à 8,6 % durant la Seconde Guerre mondiale), il y a peu de témoins capables de rendre compte des boucheries dont sont victimes autant des soldats que des civils et les raconter dans le foyer familial.

Moi non plus je ne connais pas la guerre de près. Cependant, l'exposition du MOMA m'a saisi par sa force viscérale, car les expressionnistes allemands, en particulier Otto Dix et Max Beckmann, ont vécu la Grande Guerre dans le pire des abattoirs, les tranchées des Flandres. Leur mouvement esthétiquement séditieux — caractérisé par un graphisme grotesque et bouleversant — n'était déjà pas gai avant juillet 1914, bien que ses adhérents aient cru, selon le conservateur Starr Figura, à la capacité «de l'art de transformer la société». Après la guerre on retrouve un expressionnisme «atrophié», explique l'historien Peter Jelavich. «En tant qu'art et mode de vie, il était trop dépendant d'une vitalité optimiste qui ne pouvait pas résister aux chocs combinés de la guerre et du traumatisme post-révolutionnaire.»

Au MOMA on consacre tout un mur à la série de gravures faites en 1923-1924 par Otto Dix, titrée Der Krieg (La Guerre). Devant toutes ces images d'horreurs — blessés hideux, crâne envahi par des vers, cadavres morts et vivants, visages monstrueusement défigurés —, on est confronté à l'impact de la guerre au-delà des dégâts physiques. Le génie de Dix est de montrer la destruction de l'être humain, de son esprit — en fait la spoliation de l'âme — qui résulte des décisions prises par des politiciens qui, eux, n'en pâtissent que rarement. J'applaudis Paris-Match pour avoir dernièrement publié une photo de corps déchiquetés de soldats/mercenaires libyens «figés au sol par l'offensive occidentale». Mais l'art de Dix dépasse le photojournalisme dans sa portée émotionnelle.

De nos jours, alors que les guerres sont souvent menées de très haut ou de très loin par des pilotes, des marins et des informaticiens qui ne rencontrent presque jamais leurs victimes, il est facile de se leurrer. Parler de frappes «ciblées»; promettre de «prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils»; dire que l'opération est «bien définie» et «limitée»; insister sur le fait que le but des tirs est d'empêcher «un massacre» et «d'horribles violences» (et non pas de renverser l'ancien chouchou de Tony Blair qui, contrairement à Saddam Hussein, s'est soi-disant réformé) — tout cela cache la saleté du conflit armé. Il n'y a jamais eu de guerre entièrement «juste» et sûrement jamais de guerre propre.

Toutefois, il reste un paradoxe dans la vie de Dix qui pourrait informer mes concitoyens aveugles et indifférents. Bien que l'ancien mitrailleur du Kaiser soit célébré pour son art anti-guerre des années vingt, Dix était ambivalent à l'égard du meurtre organisé qu'est la guerre. Plus tard, il a dit qu'il se sentait obligé de «connaître tout très précisément... Donc je ne suis pas pacifiste. Ou bien peut-être que j'étais une personne qui aimait savoir. Il fallait que je voie tout moi-même».

Lors de son discours lundi dernier, Obama a utilisé un langage similaire, mais avec un sens très différent et sans, apparemment, se rendre compte de l'ironie qui découlait de ses paroles: «Certaines nations peuvent fermer les yeux sur des atrocités commises à l'étranger. Pas les États-Unis d'Amérique.»

Voilà une formidable occasion qui se présente, accompagnée d'une justification tout à fait patriotique. Dès maintenant, le devoir de chaque Américain devrait être d'ouvrir les yeux et de voir les atrocités commises à l'étranger par les forces militaires de son pays. Pour apprendre un peu d'histoire récente, on pourrait commencer à Hanoï et passer par le Panama avant de se rendre à Bagdad, Kaboul et Benghazi, sur la côte nord-est de la Libye. Notre président érudit, ancien professeur de droit, en serait édifié et peut-être plus sage.

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John R. MacArthur est éditeur de Harper's Magazine. Sa chronique revient le premier lundi de chaque mois.

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