Devant le refus du Maître de venir officier pour ma mère sur son lit de mort, la famille décide de se tourner vers le lama tibétain, dont mon frère est le disciple. J’annonce la nouvelle au représentant de la pagode de ma mère qui m’a rappelée le soir même : « Connaissant la grande compassion du Maître et sachant à quel point il est occupé, nous ne voulons surtout pas lui imposer d’autres pressions. C’est pourquoi nous avons invité le lama tibétain à faire les cérémonies de prières pour ma mère et à accueillir l’urne funéraire. » C’est-y pas un trésor de diplomatie et de « fuck you » mielleux?
Ce fut le branlebas de combat. La pagode vietnamienne déclenche l’Opération Séduction et inonde mon frère de coups de téléphone (je suis épargnée, étant du sexe inférieur) : 1) Le Maître était en retraite de méditation et n’était au courant de rien. 2) Une fois mis au parfum, le Maître a réservé une place de choix pour les cendres de ma mère. 3) C’est une place de VIP qui n’est accordée qu’à de rares disciples. 4) La pagode organisera les 7 cérémonies de prières et les repas végétariens connexes, sans frais pour la famille. 5) Durant la récitation des prières pour les défunts, le Maître prononcera le nom de ma mère en premier.
Réunion de famille : tout le monde se tourne vers moi et attend ma décision. Depuis la mort de mon grand-frère il y une dizaine d’années, je suis devenue l’aînée parmi la génération des enfants, et avec la mort de ma mère, je suis maintenant la matriarche de la famille, the Godmother, quoi. Je décide que, pour assurer la paix dans la communauté vietnamienne, que je ne fréquente pas personnellement mais dont ma famille fait partie, et pour éviter d’insulter inutilement le Maître, nous allons nous jeter aux pieds du Geshe-la et lui expliquer la situation, et nous allons accepter l’offre du Maître, mais en assumant tous les frais, avec en plus une donation généreuse à la pagode. Ugh, j’ai dit!
Les jours qui suivent sont une série de cérémonies, de protocoles, de traditions, de gestes précis à prendre, sinon c’est la catastrophe, l’insulte, l’enfer. Il faut se prosterner quatre fois dans certaines circonstances, trois fois dans d’autres, brûler un nombre déterminé de bâtons d’encens, mais ne pas oublier les bougies, acheter cinq types différents de fruits et ne pas être cheap, ne jamais laisser les bougies ou les bâtons d’encens s’éteindre, sauf si c’est la fermeture du salon funéraire et qu’il ne faut pas laisser des bougies allumées en cas d’incendie. Et quand on a apporté les cendres de ma mère à sa pagode, mon frère m’a expliqué qu’il faut que je présente d’abord mes respects aux esprits résidents avant de me prosterner devant l’autel de ma mère, sinon ils vont lui rendre la « vie » dure. Et il faut aussi que je me comporte de façon plus respectueuse envers le Maître (mon insolence était-elle aussi évidente?) parce que c’est lui qui va protéger ma mère contre ces esprits fier-à-bras. J’ai dû mal cacher ma réaction, parce qu’il insiste : « That’s a fact! Do as I say for once, for our mom’s sake! »
Je voudrais bien qu’on m’explique comment, en supposant que la mort physique ne soit pas un anéantissement total et permanent, un esprit peut agir de quelque manière ou subir quoi que soit dans ce monde, alors qu’il est passé dans un autre monde ou une autre dimension. Que je me prosterne trois fois ou quatre fois, que je brûle un bâton d’encens ou deux ou zéro, que les prières soient en vietnamien ou en tibétain, qu’est-ce que ça peut bien faire aux défunts? Il faut faire 7 cérémonies en 7 semaines, parce que l’esprit se réincarne en l’espace de 49 jours? Says who? Qu’on me le prouve! Si mon père est réincarné, comment peut-il encore veiller sur moi et répondre à mes prières? Si mes ancêtres sont réincarnés depuis longtemps, pourquoi est-ce que je dois encore les vénérer sur l’autel familial? Pourquoi célébrer les anniversaires de mort des parents, si leurs esprits ont trouvé nouvelles vies ailleurs? Est-ce qu’ils savent encore qui ils étaient après 10, 50, 100 réincarnations? Pour qui sont les victuailles servies aux dates anniversaires, sinon pour des âmes errantes non réincarnées et pourquoi ne le sont-elles pas et comment ont-elles encore des besoins physiques comme la faim, et dans ce cas, pourquoi ne pas prévoir aussi des toilettes pour les esprits, parce que qui dit consommation, dit élimination, etc…
Je sais bien, toutes ces simagrées, tous ces rituels ont été inventés pour apaiser le chagrin et l’angoisse de ceux qui restent et non pas pour répondre aux besoins de ceux qui sont déjà partis. Et surtout, cela fait marcher le commerce des services spirituels et des fournitures funéraires connexes. Bref, c’est encore une histoire de sous.
Personne n’ose s’élever contre ces bêtises. Moi, je dis : Basta!
P.S. Comme la foudre va me frapper d’un moment à l’autre, je tiens à laisser mes instructions post-mortem : faites moi incinérer, flushez les cendres dans la toilette la plus proche et vivez heureux en omettant toutes ces histoires des 7 cérémonies et des 49 jours. Je me débrouillerai sans votre aide.
P.P.S. Je tiens à présenter mon plus profond respect et ma sincère reconnaissance à Geshe-la qui a été totalement sans ego dans toute cette histoire. Dès qu'il a appris la mort de ma mère, Geshe-la a mis fin à ses vacances pour rentrer à Montréal et répondre aux besoins de ma famille. Une fois informé du changement de plan, il a tout fait pour s'effacer et faciliter nos rapports avec le Maître et permettre l'exécution harmonieuse des cérémonies de prières et d'incinération. Il a organisé de sa propre initiative des cérémonies de prières pour ma mère à sa pagode et a refusé d'accepter le moindre argent. Je me prosterne bien bas devant Geshe-la.